Capitaine de pompiers lors d’une intervention incendie, pilote de chasse en avarie moteur, chirurgien en salle d’opération… Comment ces experts hyper-qualifiés prennent-ils leurs décisions en situation de stress, quand des vies peuvent en dépendre ? Gary Klein, psychologue américain, a mené des recherches poussées sur ce sujet ; son modèle « RPD » apporte un éclairage très instructif sur la problématique du leadership et de la prise de décision.
Gary Klein, professeur de psychologie cognitive, est célèbre pour ses recherches sur les mécanismes de la prise de décision. Il a notamment été psychologue-chercheur pour l’armée de l’air américaine et a passé 10 ans avec ses équipes à observer comment des experts en situation d’urgence, dans des conditions souvent stressantes, prennent leurs décisions.
Son approche est appelée « naturaliste », car elle consiste à observer les personnes dans leur environnement naturel, en situation réelle.
Prise de décision : la méthode comparative
Le modèle de prise de décision qu’il a observé et modélisé est appelé en anglais « Recognition-Primed Decision » ou RPD, que l’on peut traduire en français par « Prise de décision basée sur la première constatation ».
Jusque-là, les études classiques sur la prise de décision décrivaient un processus standard en 6 phases :
1) Déterminer le problème à résoudre ;
2) Identifier et lister les options possibles ;
3) Convenir de critères utiles pour évaluer ces différentes options et pondérer ces critères par importance ;
4) Calculer la valeur des différentes options (faire la balance avantages/inconvénients) ;
5) Choisir l’option qui a le plus de valeur (le plus d’avantages et le moins d’inconvénients) ;
6) Mettre en œuvre la solution choisie et vérifier son efficacité.
C’est ce que l’on appelle la « méthode comparative » : la personne en situation de prise de décision compare plusieurs options possibles.
Thomas Gordon intègre d’ailleurs cette stratégie éprouvée dans sa méthode de résolution collaborative des conflits en 6 pas.
Le modèle RPD
Cependant, en observant des experts en situation d’urgence, risquée ou complexe, Gary Klein et son équipe ont mis au jour une autre stratégie décisionnaire, surprenante de prime abord.
Voici la stratégie observée :
1) Comparer avec des situations déjà vécues, déjà expérimentées. Ce sont des situations « prototypes ».
2) Se remémorer les solutions existantes et déjà mises en œuvre dans ce genre de situation. L’expert va puiser rapidement dans un répertoire de modèles d’actions.
3) Simuler mentalement la solution la plus évidente pour vérifier son application à la nouvelle situation.
4) Si la simulation mentale semble OK, la mettre tout de suite en œuvre.
4 bis) Si pas OK, envisager une autre solution connue, la simuler mentalement, la mettre en œuvre.
4 ter) Si la simulation mentale de solutions connues ne semble pas OK, créer une nouvelle solution non répertoriée en simulant mentalement les détails et les effets. Si OK, la mettre en œuvre.
Dans ce type de stratégie, les experts ne comparent pas plusieurs options, ils testent d’abord mentalement la plus évidente pour eux et la mettent en œuvre au plus vite. Si leur simulation mentale n’est pas concluante, ils testent alors la deuxième solution la plus évidente, sans faire de comparaison entre options.
Les experts ont donc une compréhension très rapide et assez juste de la situation à traiter. Ils ont une capacité à percevoir l’ensemble des éléments-clés, à comprendre leur signification et à anticiper la suite, les conséquences possibles.
La magie de l’intuition
D’après Gary Klein, ce type de processus associe deux stratégies complémentaires d’utilisation de la pensée critique :
- Le raisonnement logique, la vérification des hypothèses, l’application de procédures…
- L’intuition et la découverte in situ de nouvelles options grâce à l’imagination.
L’intuition des experts est principalement basée sur leur expérience. C’est une « heuristique de jugement », c’est-à-dire une opération mentale automatique et rapide, un raccourci cognitif. Ce type de modèle mental agit par une simplification du réel à quelques éléments-clés et une généralisation de la réponse, par analogie avec ce qui est déjà connu.
Selon Gary Klein, « l’intuition constitue la manière avec laquelle nous traduisons nos expériences en compréhension de la situation puis en décision ».
Pour réussir à enclencher l’intuition, deux conditions paraissent nécessaires :
- La rapidité de la prise de décision (plus on prend le temps de la réflexion, moins on est intuitif !)
- Ne pas être inhibé par la peur de l’erreur, donc faire confiance à son intuition.
Bien souvent, la « première impression » ou première solution envisagée se révèle la plus efficace.
Le danger du biais d’ancrage
Bien sûr, même en tant qu’experts, les prises de décisions peuvent être parasitées par plusieurs biais de raisonnement.
Parmi les biais récurrents, citons principalement le biais d’ancrage, qui consiste à ne sélectionner que les infos qui renforcent la première impression, sans tenir compte des informations divergentes. La personne reste alors « ancrée » sur cette impression de départ, élaborée à partir des informations disponibles et perçues à ce moment-là. Si ces informations induisent une mauvaise analyse de la situation, cela peut amener un engrenage d’engagement et faire en sorte que chaque nouvelle décision et action fasse empirer la situation.
Enfin, il arrive aussi que, sous la pression, l’expert confonde « intuition » et « désir », si l’image de soi est trop prégnante ou si la volonté de réussir est plus importante que l’observation objective des faits tangibles.
Il importe donc que, malgré la nécessaire confiance en son intuition, l’expert soit néanmoins conscient des possibles biais de raisonnement qui peuvent parasiter ses décisions.
En situation inconnue, lorsqu’il qu’il doit imaginer une solution encore non répertoriée (le cas « 4ter » ci-dessus), il peut aussi procéder à une « vérification externe », en demandant par exemple les avis d’autres experts.
Alors que dans la méthode classique en 6 étapes, c’est la fin du processus qui semble le plus important : décider après avoir comparé l’ensemble des options et des avantages-inconvénients (la majorité du temps accordé servant fréquemment à la comparaison entre les options). Dans la prise de décision experte, c’est surtout le début du processus qui est essentiel : comprendre la situation problématique (c’est-à-dire percevoir les signes-clés d’une situation en peu de temps, comprendre leur signification et anticiper leur évolution future).
Former les leaders à la prise de décision
Ceci modifie en substance notre approche de l’entrainement des futurs décisionnaires. Plutôt que leur apprendre principalement à comparer minutieusement plusieurs options critériées, l’attention est alors portée sur la reconnaissance des types de situation et des signaux-clés permettant de leur donner du sens.
Lors de nos formations Gordon Crossings, conçues pour des managers de tout niveau régulièrement en situation de prise de décision, nous apportons un soin particulier à la mise en place de mises en situation permettant de s’entraîner à la prise de décision experte.
Pour les débutants, les cas concrets à résoudre les positionnent dans un véritable « simulateur de vol » où ils peuvent développer progressivement leur expérience et leur capacité intuitive, trop souvent mise de côté.
Avec les plus expérimentés, nous les aidons à faire davantage confiance en leur intuition et, parallèlement, à identifier les biais cognitifs qui peuvent les induire en erreur.
Ce processus de « prise de décision basée sur la première constatation » (RPD) est un Soft Skills de leadership qui nous semble essentiel dans des environnements de plus en plus complexes, incertains et changeants, demandant des décideurs confiants, sûrs de leur expérience et prêts à braver parfois le conformisme ambiant.
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