Les pièges de la prise de décision, ou comment lutter contre le syndrome de l’infaillibilité papale !

Selon une récente étude, 82% des dirigeants français seraient stressés au moment de prendre une décision. Peur de se tromper, peur des conséquences financières, peur pour leur image… la liste des craintes est assez longue. Submergés par la quantité d’informations brutes à traiter et par la complexité des systèmes dans lesquels leur organisation est plongée, ils doivent pourtant décider de plus en plus vite tout en impliquant leurs collaborateurs dans un processus participatif ! Cela est vécu, la plupart du temps, comme une double contrainte difficile à satisfaire. Nombreux alors sont les biais de raisonnement qui se mettent en action pour tenter de résoudre le défi. Observons un peu ce qui se passe.

Qu’est-ce que « décider » ?

La prise de décision est un processus cognitif complexe qui consiste à faire un choix parmi plusieurs alternatives possibles. Le choix final (la « décision ») est le résultat de ce processus.

Suivant son niveau de responsabilité, l’ampleur de son organisation et tout un tas d’autres facteurs, un manager peut prendre des dizaines voire plus d’une centaine de décisions chaque jour, toutes n’étant pas aussi importantes évidemment.

Un dirigeant ou manager est avant tout un « décideur », c’est presque un pléonasme. D’ailleurs, les anglo-saxons disent souvent que les dirigeants sont des « Chief Problem Solver », c’est-à-dire des solutionneurs de problèmes en chef !

Les décisions à prendre se situent à différents niveaux :

  • Stratégiques, quand elles engagent l’ensemble de l’organisation, qu’elles s’inscrivent sur le long terme et concernent des enjeux-clés. Elles sont essentiellement du niveau de responsabilité de la Direction Générale.

Par exemple : une réorganisation des services, une délocalisation du siège, un transfert de compétence (pour une collectivité territoriale), le repositionnement sur un nouveau marché, etc.

illustration d'un homme d'affaires devant plusieurs options de décision
  • Tactiques, quand il s’agit de gérer et/ou de piloter concrètement et à moyen terme les choix stratégiques effectués. Elles sont importantes mais n’engagent pas forcément la survie de l’organisation. Elles sont généralement du ressort de l’encadrement supérieur ou intermédiaire.

Par exemple : le pilotage d’un projet de déménagement, le choix d’une solution informatique à déployer en vue d’une réorganisation des services, la définition des conditions de contractualisation d’une délégation de compétence, etc.

  • Opérationnelles, quand elles concernent le fonctionnement des activités au jour le jour, dans les menus détails, à court ou moyen terme. Elles sont plutôt de la responsabilité des encadrants de proximité ou des agents d’exécution des tâches, même si un dirigeant a aussi très régulièrement ce genre de décisions à prendre.

Par exemple : le planning des réunions de pilotage d’un projet, les choix d’implantation et d’autorisation pour le nouveau matériel, l’achat ou non d’un abri-vélo pour les membres du personnel…

Qui décide ?

Il existe une certaine solitude du manager face à la prise de décision, ce qui peut être angoissant pour certains. C’est le philosophe danois Kierkegaard qui a développé cette notion d’angoisse face au choix. Pour lui, le propre de l’Homme est justement d’être confronté à l’angoisse face à la multitude des possibles. L’angoisse est liée à la conscience que le futur se construit au fur et à mesure, de manière incertaine, que rien n’est écrit ni décidé à l’avance. Elle nous met face à notre liberté de choix, à notre responsabilité et aussi face à l’incertitude des évènements à venir et à notre impossibilité de tout contrôler.

L’acte fondamental de l’existence est le choix, expression de la liberté.

Photo de l'acteur James Stewart dans le film « It’s a wonderful life »
James Stewart – « It’s a wonderful life » – 1946

Pour autant, un dirigeant n’est pas toujours obligé de décider « seul ». Les décisions peuvent être collégiales, participatives, consensuelles ou à la majorité. Sur certaines décisions stratégiques et tactiques, il est parfois possible et utile de se faire accompagner et aider par un cabinet de conseil spécialisé (pensez alors à décider d’un budget alloué !).

Décider demande d’avoir conscience du contexte qui entoure la décision à prendre. Quels enjeux ? Quelles contraintes ? Quelle pression personnelle ? Quel historique ? Quelles attitudes des parties prenantes ?…

Un manager doit aussi clarifier son niveau de prise de décision. Un chef d’équipe de terrain peut ne pas être d’accord sur la stratégie générale de son entreprise mais, a priori, ce n’est pas de son ressort. Inversement, quand un Directeur Général commence à se mêler de décisions opérationnelles qui concernent des niveaux inférieurs de son organisation, cela est souvent vécu comme de l’ingérence, un manque de confiance dans ses équipes, en plus de lui faire perdre un temps précieux sur ses véritables priorités. Le principe de délégation doit permettre d’éviter ce type d’erreur.

Comment prendre de bonnes décisions ?

Tout d’abord, il convient d’obtenir les bonnes informations de départ. Pour cela, il faut notamment savoir varier ses sources d’approvisionnement.

Les informations utiles sont déjà plus ou moins disponibles en interne : échanges directs, en entretien ou en réunion, documents, archives, mais aussi bruits de couloirs, machine à café, restaurant d’entreprise… Il ne faut pas négliger certaines sources, même informelles, qui permettent parfois d’accéder à l’autre côté du miroir et d’éviter ainsi quelques mauvaises surprises.

N’oublions pas non plus que dans certaines organisations (grosses entreprises, administrations), il existe des phénomènes de « cour », où certaines personnes font surtout de la politique, soignant leur image, ne souhaitant pas décevoir ou passer pour le messager des mauvaises nouvelles. Et cela peut malheureusement être entretenu par le dirigeant lui-même, qui valorise prioritairement les « courtisans » lui racontant uniquement ce qu’il désire entendre.

C’est sûrement très agréable en termes d’ego, mais rarement efficace en matière de prise de décision.

Les sources d’information viennent aussi de l’extérieur : le marché, la concurrence, la littérature spécialisée, les projets, les réussites et les échecs des organisations similaires.

L’idée de cette démarche est d’éviter l’enfermement, le vase clos, et de rester attentif à ce qu’il se passe ailleurs (les autres services, les autres entreprises du domaine, les autres secteurs d’activités, les autres régions ou pays).

Une fois les bonnes informations obtenues (privilégiez la qualité à la quantité), il reste à les analyser, à les mettre en lien avec l’objectif poursuivi, à envisager et comparer les options possibles, à mesurer les avantages et les inconvénients des solutions qui émergent et, in fine, à trancher.

Décider comporte toujours un certain mélange d’intuition, de recours à l’expérience, de raisonnement logique et… de prise de risque.

Une « bonne » décision permet d’atteindre l’objectif désiré :

  • avec le niveau de performance attendu ;
  • dans un délai raisonnable ;
  • en engageant un minimum de ressources pour y arriver ;
  • avec une certaine facilité et simplicité de mise en œuvre.

On peut ajouter à cela le fait qu’elle soit comprise par le plus grand nombre et qu’elle respecte l’écologie du système.

Une décision de réorganisation qui semble pertinente du point de vue de la gestion budgétaire, mais qui va irrémédiablement créer du désengagement au sein du groupe, est potentiellement non-écologique.

Combien de décisions de ce type, privilégiant des économies rapides, se révèlent finalement beaucoup plus coûteuses, par leurs effets secondaires parfois catastrophiques ?

« Une idée, pour peu qu’on s’y accroche avec une conviction suffisante, qu’on la caresse et la berce avec soin, finira par produire sa propre réalité. »

Paul Watzlawick

Alors, quels sont les principaux pièges ?

Comme rappelé en début d’article, la prise de décision, que nous pratiquons plusieurs centaines de fois par jour dans tous les domaines de notre vie, est un processus cognitif complexe. Dès lors, elle est susceptible d’être parasitée par de nombreux biais de raisonnement, dont certains peuvent s’avérer très dommageables. En voici quelques-uns, que vous reconnaitrez certainement.

1- L’effet de halo

C’est le principe du préjugé. Nous avons une première impression sur un sujet ou une personne et nous émettons rapidement une opinion, favorable ou défavorable. Cette première impression, parfois basée sur une seule caractéristique, un moment-clé, une rencontre… nous fait voir l’ensemble du problème ou de la personne avec la couleur positive ou négative associée à notre « pré-jugement ». Nous étendons alors notre avis à toutes les caractéristiques du sujet, par un effet d’amalgame, de généralisation, de confusion entre le tout et les parties qui composent ce tout.

Le problème, c’est que cela agit comme une empreinte mémorielle dont il est très difficile de se libérer. C’est une sorte d’écran de fumée que nous fabriquons nous-même pour nous-même !

Ainsi, un ancien collaborateur avec qui nous avons eu des difficultés des années en arrière, et qui serait le candidat idéal pour mener un nouveau projet, mais dont nous ne pouvons voir les évolutions et les compétences actuelles.

A contrario, un prestataire avec qui cela s’était très bien passé lors d’un ancien marché et dont nous refusons de voir à présent les manquements pourtant avérés.

Pour éviter ce piège, pensons à réactualiser nos impressions et jugements, et à les confronter régulièrement au principe de réalité.

2- Le biais de confirmation

C’est l’un des pièges de raisonnement les plus fréquents. Nous avons tendance à ne sélectionner que les informations et les solutions qui vont dans le sens de notre hypothèse ou nos croyances de départ. En d’autres termes, nous commençons par la conclusion et nous cherchons tous les moyens de la valider, de la « prouver ». Ce biais agit à la fois sur la perception des informations, par tri sélectif, et aussi sur notre interprétation de celles-ci, en leur donnant un sens qui convient à notre choix préalable.

Imaginons que vous ayez été convaincu par un commercial habile qu’il fallait changer de système informatique pour gérer le parc automobile de votre entreprise. Celui-ci est assez cher, peu ergonomique et surdimensionné par rapport aux réels besoins. Mais vous avez plaidé avec enthousiasme en sa faveur lors d’un Codir qui a conclu en substance « Pourquoi pas ? », en vous demandant néanmoins de réaliser une étude avant de prendre la décision finale.

A partir de là, il y a fort à parier que, pendant cette étude, toutes les infos allant dans le sens de l’installation de cette solution informatique soient mises en avant, valorisées, et que toutes celles qui pourraient vous en éloigner soient systématiquement occultées, écartées ou minimisées. Difficile de se désavouer soi-même… C’est une question d’image, d’honneur et de cohérence personnelle.

Le biais de confirmation nous aveugle et nous enferme dans une sorte de raisonnement circulaire et autocentré.

Il ne s’agit plus de « croire ce que l’on voit » mais plutôt de « voir ce que l’on croit » !

Attention donc à regarder une situation ou un problème de différentes manières, avec différents points de vue, à se méfier de la pensée unique et conformiste qui nous empêche d’appréhender le réel dans toutes ses dimensions et risque de nous faire prendre des décisions erronées.

3- L’escalade de l’engagement

Reconnaître que l’on s’est (peut-être) trompé est bien souvent vécu comme une souffrance. Nous préférons généralement persister dans une mauvaise direction plutôt qu’admettre nos erreurs. Cela peut paraitre totalement illogique mais c’est une mesure de protection de notre ego. Nous continuons à prendre des mauvaises décisions en cascade pour justifier les précédentes et pour rester cohérent à nos yeux. Notre cerveau cherche à calmer ce que les psychologues appellent la « dissonance cognitive », en trouvant de bonnes raisons à notre enchainement de décisions qui s’apparentent pourtant à des erreurs.

Plus notre investissement (en temps, en énergie, en croyance dans le bien-fondé de nos idées…) est important, plus il nous est difficile et coûteux de nous remettre en question, d’avouer et d’assumer que l’on a eu tort à un moment donné.

L’escalade de l’engagement est un biais de prise de décision qui coûte très cher chaque année aux entreprises privées et à la fonction publique, sûrement des milliards d’euros…

Reconnaître ses erreurs, savoir se désengager à temps, se rétracter, changer de point de vue en cours de route est une discipline difficile mais essentielle pour éviter que les conséquences ne soient encore plus graves. Mieux vaut perdre une certaine somme d’argent et/ou un peu d’honneur que de faire définitivement couler une entreprise par orgueil et obstination.

« Mieux vaut se dédire que se détruire ! »

4- L’illusion de l’infaillibilité du chef

Le 18 juillet 1870, après de vifs échanges théologiques, l’assemblée des évêques réunie au Vatican proclame le dogme de « l’infaillibilité pontificale ». Ce qui signifie que le Pape, lorsqu’il s’exprime sur un point de doctrine catholique, ne peut être contredit, il représente l’institution et parle au nom de Dieu, aucune controverse possible, ses décisions sont incontestables.

Bon, d’accord… diriger une entreprise ou manager une équipe sont des fonctions qui restent très différentes de chef d’église ! Néanmoins, il semble que ce syndrome de l’infaillibilité papale soit quand même encore assez répandu dans le monde professionnel.

« Règle numéro 1 : le chef a toujours raison ! »

C’est une boutade imprimée sur des tabliers de cuisine mais combien de personnes, parce qu’elles ont un statut supérieur dans une hiérarchie, sont effectivement persuadées d’être plus intelligentes que les autres, plus à même en tout cas de prendre les « bonnes » décisions ?

Les rapports de pouvoir existent, il n’est pas question de les nier. De même qu’avoir du pouvoir ou de l’autorité signifie en partie avoir un pouvoir de prise de décision, c’est clairement lié. Et, comme nous l’avons vu, plus nous grimpons dans la hiérarchie plus nous sommes amenés à prendre des décisions importantes, voire stratégiques. Mais, objectivement, en quoi le « N+1 » aurait intrinsèquement davantage raison que le « N-1 » mais moins que le « N+2 » ? Car il s’agit ici de ne pas confondre le pouvoir décisionnaire avec l’immunité à l’erreur. La distinction est essentielle, c’est une question autant d’humilité que de pragmatisme et d’efficacité.

Accepter, quel que soit son niveau de responsabilité, de ne pas toujours avoir raison et même d’avoir parfois tort (!), est une preuve d’intelligence émotionnelle, de maturité et de courage.

Ce qui n’a rien à voir avec la capacité de prise de décision.

Un leader affirmé peut reconnaître ses erreurs tout en sachant prendre des décisions utiles et constructives pour son organisation. Son enjeu prioritaire n’est pas d’avoir davantage raison que les autres, mais de prendre les meilleures décisions pour l’entité dont il a la responsabilité.

D’ailleurs, se tromper, le reconnaître et apprendre de ses erreurs est une façon exemplaire de progresser et de développer son leadership.

illustrations oooops qui indique l'expression d'une erreur

To be continued…

Il reste beaucoup de choses à partager sur cette notion passionnante de la prise de décision. Notamment ce qui concerne la présence de plus en plus importante de l’informatique décisionnelle et des techniques de datavisualisation (articles à venir).

Vous pouvez aussi vous reporter à notre précédent article sur ce thème intitulé « Leadership et prise de décision : comment bien décider sous la pression », qui présente les travaux de Gary Klein, chercheur qui a modélisé les stratégies de décision d’experts en situation de crise.

Crédit photo Ketut Subiyanto / Pexels