Sous le signe de l’urgence : comment repérer un conflit qui s’intensifie ?

Cet article s’inspire d’un travail de recherche en psychologie sociale mené par Daniel Faulx, Sophie Delvaux et Tiber Manfredi, paru dans les « Cahiers internationaux de psychologie sociale » en 2007.

Certains conflits demeurent anodins, se dissipant rapidement grâce à une communication ouverte et une volonté de résoudre les désaccords. Cependant, d’autres conflits prennent une tournure plus sombre et menacent la stabilité des relations.

  • Comment savoir quand un conflit devient réellement sérieux ?
  • Quels sont les indicateurs de gravité d’un conflit ?
  • Quels signaux peuvent nous alerter sur la montée des tensions et la nécessité d’agir ?

En se penchant sur des aspects tels que le temps, l’espace, les changements d’attitude, l’exacerbation des émotions et les processus cognitifs, il s’agira dans cet article de mettre en lumière les éléments clés qui marquent le passage d’un simple désaccord à un conflit plus sérieux. L’identification des indicateurs de gravité nous aidera à mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les situations conflictuelles et à prendre des mesures préventives et curatives.

Les indicateurs de gravité d’un conflit

Les indicateurs liés au temps

picto la mécanique relationnelle lors d'un conflit

La dimension temporelle met en évidence certains aspects cruciaux communiquant des informations sur le niveau de gravité et/ou l’aggravation d’un conflit.

La durée

Les conflits importants ont tendance à perdurer sur une longue période, parsemée de désaccords, d’incidents et d’affrontements divers.

L’enracinement

Ce deuxième indicateur temporel concerne la façon dont les protagonistes reconstruisent le passé pour mettre en évidence les éléments qui alimentent le conflit. Il n’est pas rare que des événements lointains soient évoqués, soulignant ainsi l’enracinement profond du conflit. Chacun fouille dans les vieux cartons de souvenirs et retrouve des indices de l’histoire du conflit.

La répétition cyclique

Certains conflits suivent des séquences comportementales répétitives, bien que ces comportements puissent prendre différentes formes. Cette dimension suggère l’existence de schémas récurrents dans le déroulement du conflit. Les protagonistes ont l’impression parfois d’écouter un vieux disque rayé !

La dimension temporelle des conflits graves se caractérise par une « longue durée » et une répétition persistante de séquences comportementales. L’impression générale est que la situation évolue mais que le problème semble néanmoins figé dans le temps.

Les indicateurs liés à l’espace

un conflit peut provenir d'un désaccord de fond

La notion « d’espace » est ici liée à « l’espace social », à la façon dont les relations se structurent et s’organisent.

L’isolement

Dans les conflits graves, les parties impliquées ont tendance à éviter tout contact. Certaines personnes ou groupes peuvent être mis à l’écart des réseaux sociaux (réels ou virtuels), entraînant un cloisonnement de l’espace social. Parfois, l’évitement est réciproque, et les personnes restent à l’intérieur d’un certain cercle social. D’autres fois, une personne se retrouve seule, totalement isolée du reste du groupe, ce qui est plus difficile à vivre.

L’effet « Urbicande »

Ce terme, issu de la bande dessinée « Les Cités obscures » de François Schuiten et Benoît Peeters, fait référence à une ville imaginaire. C’est une métaphore pour décrire la manière dont un espace social se modèle progressivement autour d’un évènement marquant, ici le conflit. Au fur et à mesure, des ramifications se développent, de façon plus ou moins chaotique, jusqu’à créer un système complexe et inextricable. Des groupes se forment et développent un sentiment d’appartenance, autour de personnalités ou de valeurs partagées, toutes liées au conflit originel. Plus le temps avance, plus les membres du groupe se renforcent dans leur perception commune de l’histoire. Le conflit avec sa représentation devient le principal marqueur d’appartenance.

Communication en réseau

Les personnes impliquées dans le conflit tendent à former des groupes ou des réseaux fermés, où les interactions se déroulent selon des codes de communication particuliers et exclusifs (regards complices, blagues privées, surnoms, sous-entendus). Ce langage codé a un sens au sein du groupe mais a tendance à être incompréhensible ou indéchiffrable en dehors du réseau d’appartenance. Cela crée une frontière symbolique entre « eux » et « nous ». Les rituels de mise en relation (salutations, conversations informelles…) sont altérés, ce qui peut aussi augmenter les tensions et rendre la résolution du conflit plus difficile.

La constitution de « clans »

La dynamique conflictuelle laisse peu de place aux espaces « neutres ». Il faut « choisir son camp » et « si tu n’es pas avec nous, c’est donc que tu es avec eux ! ». Pour constituer les clans, il y a des agents « recruteurs » qui cherchent des alliés, en leur présentant l’histoire du conflit et les responsabilités de chacun selon un angle de vue forcément biaisé. Cela crée une polarisation des parties en conflit. Les membres du clan s’identifient à celui-ci et adoptent des attitudes hostiles envers « les autres », ceux du clan opposé.

La médiatisation

Plus le conflit s’aggrave, plus il attire une attention plus large et plus il va monopoliser les conversations, les débats, les interprétations. Cette médiatisation augmente son importance et son impact s’élargit sur le reste de l’organisation, les autres groupes, les autres services. Plus on en parle, plus c’est important et plus les parties concernées subissent une certaine pression pour résoudre rapidement le problème. Lors de la médiatisation, une partie peut être davantage stigmatisée et l’autre recevoir du soutien, ce qui fige encore plus les positions, rendant plus difficile les compromis.

Les indicateurs liés aux comportements des protagonistes

Un conflit peut provenir d'un désaccord de forme et d'une communication maladroite

 La « sur-implication »

C’est l’attitude de recherche rapide d’une solution pour sortir du conflit. La personne s’implique fortement, parfois même de manière excessive, pour trouver un accord, même superficiel, quitte à laisser de côté des problèmes clés ou des dissensions non résolues.

La « sous-implication »

L’attitude est ici plutôt de blocage, de résistance vis-à-vis des démarches de résolution. La personne ne veut pas s’engager dans le processus, refuse de coopérer ou met en œuvre des opérations de sabotage.

La fausse implication de l’une des parties (qui surjoue la volonté de collaborer, mais sans vraiment y croire) peut augmenter la résistance de l’autre partie en conflit. Inversement, la résistance de principe de l’un peut saper la volonté de l’autre de s’impliquer dans la résolution. Une même personne peut d’ailleurs passer d’une attitude à une autre, de manière paradoxale, illustrant une tension entre le désir et la peur du changement, entre l’envie de faire confiance et la méfiance encore présente due à l’historique du conflit.

Le dépassement des limites

Dans nos relations sociales, nous respectons des normes comportementales, des conduites acceptables dans tel ou tel contexte. Ces normes sont apprises et implicites, nous avons rarement besoin d’y penser, elles nous semblent « naturelles », bien qu’elles soient principalement « culturelles ». Mais quand un conflit s’aggrave, il y a une sorte d’estompement et même de disparition progressive de ces normes. Les personnes commencent à s’autoriser des comportements hors limites, à adopter des conduites jugées jusque-là inadmissibles (haussement de la voix, mots déplacés, gestes agressifs, manque de respect, impolitesses…). Cela peut inciter les protagonistes à une sorte de surenchère comportementale qui ajoute des pages négatives à l’histoire du conflit en cours.

Progressivement, on assiste aussi à l’effacement de la parole, du dialogue, et à son remplacement par des actes d’hostilité (ne pas venir aux rendez-vous, claquer la porte, ne pas respecter les lieux ou les objets, monter un dossier sur l’autre…). De même, la communication va passer par des tiers pour faire circuler les messages, ou par l’écrit, avec l’usage abusif et souvent inapproprié des courriels. Les protagonistes préfèrent fuir les rencontres directes, de peur qu’elles ne virent à l’affrontement.

Les indicateurs émotionnels

pictogramme affrontement conflit

L’impact émotionnel

Les conflits graves suscitent des émotions intenses chez les personnes concernées. Les enjeux affectifs semblent souvent plus importants que les intérêts objectifs en jeu. L’humeur générale des personnes est principalement en lien avec la situation conflictuelle, qui prend le pas sur tout le reste. Les émotions vécues dans la situation-problème consomment beaucoup d’énergie et de temps.

L’ « exportation » des émotions

Les émotions liées au conflit peuvent se répercuter dans la sphère privée des individus, impliquant alors d’autres personnes dans la dynamique conflictuelle (conjoint, amis, famille…).

Les affects pré-conflit

Lorsque la relation a été positive entre les protagonistes, puis s’est dégradée à l’occasion du conflit, la résolution risque d’être d’autant plus difficile. Cette transformation de la relation joue comme un « effet de contraste » qui augmente en quelque sorte le sentiment de trahison et la rancœur, cela devient une « circonstance aggravante ». Par ailleurs, si les personnes ont été proches ou amies, elles ont certainement eu l’occasion de parler d’elles, de se dévoiler à l’autre, d’avoir été intimes, ce qui augmente les peurs que ces informations soient à présent utilisées contre elles, de manière potentiellement malveillante.

Les indicateurs cognitifs

la malveillance est une cause de conflit très destructrice

La diabolisation

Cela signifie que les protagonistes se construisent des représentations négatives et dégradées de leur « adversaire ». Il y a la formation d’images caricaturales de l’autre et de ses positions, basées sur des perceptions biaisées. On attribue des surnoms péjoratifs, des sobriquets, on exagère les défauts et on minimise les qualités, les procès d’intention fusent, on prête à l’autre des motivations malveillantes, ses actions sont systématiquement interprétées comme hostiles, etc. L’étape ultime est la « déshumanisation », l’autre est perçu comme moins humain donc moins digne de respect, cela permet de minimiser ses ressentis et ses droits. La diabolisation rend très difficile toute résolution constructive du conflit.

La dissociation cognitive

Les parties en conflit adoptent des perspectives radicalement différentes de la situation, avec des visions du monde et des hypothèses explicatives incompatibles. Leurs réalités s’éloignent et leurs représentations de l’histoire du conflit semblent irréconciliables. Les divergences d’interprétation compliquent la capacité à appréhender le point de vue d’autrui, qui semble presque délirant ou irréel.

La cohérence cognitive

Une fois l’interprétation et l’explication de la situation mise en tête, les protagonistes stabilisent leurs croyances, sous forme de présupposés très difficiles à remettre en question. Ce faisant, ils perdent la capacité à écouter un point de vue différent et à faire preuve d’empathie avec celui qu’ils considèrent comme leur « ennemi ». Il y a une forte résistance aux arguments contradictoires. La personne tend à considérer que seul son point de vue est valable. Les solutions prenant en compte la perspective et les besoins d’autrui sont inenvisageables. Le système de pensée est fermé, voire verrouillé.

L’ensemble des événements qui interviennent durant la dynamique conflictuelle sont interprétés à la lumière du conflit et le nourrissent en retour. Le conflit prend tout l’espace disponible et devient la grille d’interprétation du moment. Plus le conflit prend de la place, plus les protagonistes vont s’appuyer sur d’autres dimensions qui le transcendent (le droit, les valeurs universelles ou celles de l’entreprise, l’éthique, l’Histoire…). Ces éléments servent alors de référence pour augmenter la légitimité du positionnement choisi (« Je suis dans mon bon droit », « ça ne se fait pas », « je ne suis pas tout seul à penser cela », « il y a eu des précédents », etc.).

Les indicateurs liés aux conséquences

un conflit peut trouver sa source dans un simple malentendu

Les conflits graves peuvent entraîner des conséquences significatives, à la fois pour les individus et pour les organisations.

L’impact psychologique et physique sur les individus peut être considérable (détresse, désespoir, tristesse, sentiments dépressifs, colère, désir de vengeance, problèmes de santé…).

Les perturbations organisationnelles peuvent entraîner une baisse de la productivité et de la rentabilité, de la démotivation, un turn-over accru, des erreurs qui entachent la qualité du service, des accidents de travail…

En reconnaissant ces indicateurs, nous pouvons mieux appréhender l’évolution d’un conflit et prendre des mesures appropriées pour le gérer efficacement. La communication ouverte, la médiation et l’empathie sont des outils essentiels pour prévenir et résoudre les conflits avant qu’ils ne s’aggravent. Face à l’urgence, il est important de rester attentif aux signes de gravité et de faire preuve de réactivité pour éviter que le conflit ne prenne le pas sur les relations harmonieuses au sein du collectif de travail.

« LA VIOLENCE COMMENCE LÀ OÙ FINIT LA PAROLE »

Marek Halter

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